VÉGÉTATION MÉTALLIQUE

 L’arborescence semble être l’une des formes les plus communes que peut prendre la matière : 
Que l’on songe aux arbres eux-mêmes, mais aussi aux vaisseaux sanguins, aux extensions neuronales, aux éclairs dans le ciel, au givre sur un pare-brise, etc. …
Les inclusions de dendrite (nom féminin du grec dendritês, qui concerne les arbres) ressemblent à de petits dessins végétaux très délicats…
Des images (visibles à l’œil nu) en forme d’arbre, de buisson, de bruyère ou de fougère, incrustées sur ou dans des pierres sont assez fréquentes dans le règne minéral :
 » image 1 «  : Dendragate (agate arborisée). 
 » image 2 «  : Agate blanche opaque parcourue d’inclusions vertes, ses dessins nous emmènent immédiatement dans l’univers végétal, ses tiges, ses feuilles…
 » image 3 «  : Les inclusions de chlorite donnent sa couleur verte à l’agate mousse.
Les images 4, 5 & 6 représentent des quartz dendritiques provenant de Madagascar.
      On retrouve sur des roches sédimentaires diverses des dendrites formées de fins cristaux d’oxyde de fer et ou de manganèse  » image 7 «  rappelant les rigoles de sable  » image 8 «  ici photographiées sur la plage de Jullouville, à côté de Granville (Manche).
Les éclairs  » image 9 « , les cristaux de neige  » image 10 «  (dont les six rayons du flocon sont comme autant de branches garnies de feuilles formant une arborescence complexe), l’arbre de glace  » image 11 « , sont autant d’exemples de la complexité des végétations que l’on peut rencontrer.
De l’arbre de philosophie au secret des alchimistes :
      Le chimiste Homberg consacra en 1692 et 1710 deux mémoires aux végétations (électro-)chimiques.
« …La végétation artificielle de l’argent, vulgairement appelée Arbre de Diane, ou Arbre philosophique, est une des plus curieuses opérations de la chymie : Mais elle est si longue et ennuyeuse qu’il y a peu de personnes qui ayent de patience pour la voir achever…  »
Nous voyons bien ici que la dimension subjective de l’expérience d’arborisation à complètement été reniée et rejetée.
L’alchimiste Crosset de l’Haumière (pseudonyme de Francisco Maria Pompeo Colonna), l’un des rejetons de la famille princière italienne, installé en France nous décrit une expérience de végétation métallique :
«  …Certainement, il n’y a rien de plus beau ni de si brillant que cette tige d’or, avec diverses figures & feuillages éclatants ; car il semblait que la nature, pour relever l’art, se fit un plaisir de former tant de différents accidents… On y voyait, dit, des espèces de bois où il semblait qu’il y eut des sentiers : il y avait quelquefois sur les bords de ces bois des cavités entrecoupées comme par des racines d’arbres, semblables à celles que l’on voit autour de certaines montagnes … »
Mais pour les chimistes de l’époque, de savoir reproduire le phénomène d’arborisation leur ôtait pour ainsi dire toute curiosité à comprendre la nature et l’universalité de cette arborescence. Mais peut-être le phénomène en lui-même de croissance est simple et de toute banalité si on se réfère au processus naturel de la vie. Mais cela cachait une très grande complexité mathématique pour l’époque et échappait à leur logique.

Ces végétations dites  » arbres «  se produisent dans certaines conditions. Ces arbres sont nommés à partir des personnages de la mythologie romaine, suivant la terminologie alchimique. : 
Arbre de Diane ou arbre philosophique  » image 12 «  c’est une végétation d’argent déclenchée à partir d’acide nitrique et de mercure. Il est à noter que le minerai d’argent natif se présente parfois sous l’aspect de fougère  » image 13″ du plus bel effet.
Arbre de Mars,  » image 14″ végétation de fer initiée par l’acide nitrique et le tartre.
Arbre de Saturne, à partir d’acétate de plomb et de zinc.
Arbre de Jupiter, à partir d’une solution d’étain et de zinc.
On rencontre aussi des  » barbes  » qui poussent spontanément de plusieurs mm sur les soudures à l’étain des circuits électroniques et y provoquent des courts-circuits. Ces whiskers  » images 15 et 16 «  sont la bête noire de la Nasa en particulier.

      Dans le même ordre d’idée, la végétation qui n’a rien d’alchimique, obtenue à partir de l’aluminium sous le nom de  » barbe de l’éternel «  est spectaculaire  » image 17 « .
En alchimie, la présence d’une étoile ou d’une fougère lors de la fusion du régule (antimoine) est considérée comme un signe de réussite  » image 18 « .
On rencontre aussi des formes très différentes  » image 19 « . La morphogenèse de ces figures n’est pas clairement expliquée.
      C’est avec les travaux de Jean-Jacques Scheuchzer minéralogiste et géologue suisse (1709) que l’on va comprendre la véritable nature des dendrites :
Son expérience simple de morphogenèse, basée aujourd’hui sur ce que l’on appelle la « digitation visqueuse  » ou  » instabilité de Saffman-Taylor  » consiste à placer un liquide entre deux plaques que l’on écarte. L’air (ou un autre fluide) pénétrant entre les plaques construit naturellement une arborescence extrêmement complexe « image 20 ».
À chaque fois que l’on peut voir de petits arbres ou fougères dans des pierres qui se fendent facilement, il faut attribuer cette arborescence à l’injection d’un fluide.
La théorie de la morphogenèse est donc l’injection d’un fluide dans un autre, elle produit de superbes arborescences fractales, mais cette théorie n’explique pas pourquoi ces injections de fluides engendrent des branches (?).
Relevons seulement ici que l’arborescence apparaît comme le résultat d’un processus hydrodynamique et non de solidification.
Le liquide fait les branches et la solidification les imprime !
Bien plus tard dans le temps, Erasme Bartholin (1660) va, à travers la galvanoplastie (analogue à la corrosion) comprendre le phénomène de croissance des arbres métalliques. Sans le savoir, Bartholin fait de l’électrochimie.
Il plonge un amalgame mercure/argent dans une solution d’acide nitrique dans laquelle on a dissous au préalable de l’argent.
On voit alors se former un arbre très beau qui constitue  » un jucundissimo spectaculo  » : un spectacle extrêmement agréable. Cette croissance arborescente d’arbre métallique est appelée  » végétation chimique « , elle se place dans le même domaine que celle des cristaux de neige.

L’étude des structures arborescentes n’est devenue une science en soi que tout récemment, la revue scientifique : Physical Review n’a créé une rubrique  » croissance dendritique  » qu’en 1992.
En effet, la science, il y a deux siècles, va plus se préoccuper de formaliser la notion d’équilibre et d’études des mathématiques linéaires, alors qu’aujourd’hui les systèmes étudiés sont très éloignés de l’équilibre et font appel à une mathématique du complexe et du non linéaire.
Et c’est ce que l’on retrouve dans les formes arborescentes organisées. Elles proviennent d’un déséquilibre, d’un flux orienté vers l’arbre qui peut être étudié au travers des modélisations complexes  » les fractales image 21″.
Ces fameux arbres philosophiques sont ressuscités aujourd’hui grâce et à l’influence des travaux de Mandelbrot, Witten et Sander (des informaticiens) sur les dendrites fractales.
De plus, nous pouvons dire aujourd’hui que les motifs d’arbre, de fougères…sont absolument naturels, que des arborescences existent, puisque le hasard, le mouvement browniens existent. Les végétations métalliques et physiques ont précédé de très loin, dans l’échelle de complexité, les arborescences auxquelles nous sommes habitués : arbres des forêts, plantes biologiques…

Pour le scientifique, ces arborescences de la matière sont considérées comme de la matière folle tandis que pour l’alchimiste cette même matière est devenue sacrée car porteuse du soufre, de la vie et de l’esprit divin.
Mais ce qui est le plus étonnant dans tout ça, c’est quand, partant d’une chimie métaphysique, nos anciens alchimistes sont arrivés, au sommet de leur art, à obtenir des phénomènes d’une exceptionnelle complexité physique, au point qu’il a fallu attendre la fin du XXe siècle et l’utilisation de la haute technologie informatique pour en comprendre le sens phénoménal.
N’est-ce pas extraordinaire quand même !
Il est extrêmement difficile de trouver un texte clair d’un auteur alchimique qui parle des croissances dendritiques (électrochimiques). Ni Arnaud de Villeneuve, ni Albert Le Grand, ni Paracelse, ni Crollius, ni Muller… ne donnent de recettes pour fabriquer les arbres philosophiques. Le texte de Bartholin (1660) et celui de Kircher (1665) sont, de ce point de vue, les plus anciens.
Les chimistes qui écrivent dans les mémoires de l’Académie des Sciences utilisent l’expression » Arbre Philosophique « . Il faut lire en fait  » Arbre philosophale « , c’est-à-dire arbre réalisant la transmutation des métaux !
Il exista aussi un courant de pensée qui traversa le Moyen âge et la Renaissance pour ne prendre fin que dans le premier quart du XVIIIe siècle. Il s’agit de la théorie de la  » végétation des pierres « .
Selon le Botaniste Joseph Pitton de Tournefort (1656-1708), dans le récit de son voyage sur la visite du labyrinthe de Candie, (galerie souterraine naturelle) il acquiert la conviction que les stalactites  » image 22 «  sont des plantes (au même titre que les coraux) et que les pierres croissent de façon végétative. Une étude toute récente, effectuée par deux chercheurs canadiens, conclut à l’influence prédominante de la présence d’impuretés dans l’eau, et du mouvement de l’air, dans le conditionnement de la morphologie des stalactites.
En fait, cette idée remonte à la plus haute Antiquité, on peut faire remonter la croissance végétative des pierres à une vision holiste du monde, héritée de la bible et surtout des alchimistes.

Paracelse (1493-1541) célèbre alchimiste suisse écrivait :
. » L’arbre contient la poire en puissance. Si les astres et la nature concordent, l’arbre émet d’abord des branches vers le mois de mars, puis des boutons poussent, ils s’ouvrent, la fleur apparaît, et ainsi de suite jusqu’en automne où la poire mûrit. C’est la même chose pour les métaux. Ils naissent d’une façon semblable dans le sein de la terre « .
On observe que les mines, (et particulièrement les mines d’argent) regorgent de filons dendritiques. On pensait que les veines minérales forment dans le sol des arbres immenses qui se perdent dans les entrailles de la terre et où la croissance de l’arbre est alimentée par les exhalaisons pétrifiantes et les irradiations célestes.
Les mineurs, assoiffés de s’enrichir, cherchaient avidement le tronc de cet arbre chimérique dont la découverte pouvait leur assurer fortune et bonheur. Nous pouvons aussi faire un parallèle avec la recherche de l’or alchimique qui passait par l’obtention de l’arbre solaire philosophique, gage certain d’une future richesse.
cimendef : pour Les amis de l’alchimie.     
Crédits : Une grande partie des illustration provient du fonds Wikipédia. Les données employées dans le texte sont principalement redevables à l’ouvrage « Arbres de Pierre » de Vincent Fleury, aux éditions Flammarion.