L’HYPERCHIMIE POETIQUE DE STRINDBERG.
» Ce n’est pas la victoire que je voulais mais la lutte «
Strindberg : Maître Olof.
Né le 22 janvier 1849 à Stockholm, August Strindberg a une enfance difficile : Sa mère meurt en 1862, son père fait faillite en 1853 et entretient avec August des relations conflictuelles : » Telle est l’ingrate position du père au sein de la famille : pourvoyeur pour tous, ennemi de tous « .
Après le lycée, Strindberg commence, en 1867, des études de médecine à l’université d’Uppsala, mais rentre à Stockholm dès l’année suivante sans aucun diplôme : » L’éducation fait de chacun de nous une pièce de machine et non pas un individu « . (1) Il gagne sa vie un temps dans un laboratoire de chimie de l’université de Lund puis comme précepteur. En 1869, découverte d’une vocation de comédien mais ses débuts sont décevants. Il se tourne alors vers l’écriture de pièces dramatiques. 1872 le voit s’établir à Stockholm où il est employé comme journaliste, puis de 1874 à 1882, comme assistant à la Bibliothèque royale. Son premier chef d’œuvre, la pièce intitulée Maître Olof et son roman, La Chambre rouge, dans lequel il attaque divers milieux de la société suédoise et les institutions de son pays, lui apportent la célébrité et de nombreuses critiques que Strindberg ne supporte pas. En 1883, il part pour la France avec sa famille – il s’est marié en 1877 – puis l’année suivante pour la Suisse. La parution des nouvelles groupées sous le titre deMariés (2) lui crée des problèmes avec la justice de son pays, ayant ridiculisé le dogme de la communion dans l’Église suédoise. Passant pour misogyne – dans les Mariés toujours, il critique le mouvement d’émancipation féminine – il est plutôt lucide sur l’hypocrisie des attentes de la société à l’égard de la famille, du mariage, du comportement sexuel et de la morale. Au Danemark en 1887, il vit dans des conditions plus que précaires. Rentré en Suède en 1889, il finit par divorcer en 1891. C’est pourtant une période d’intense création littéraire et théâtrale, avec ses grands drames naturalistes : Père (3) , Mademoiselle Julie (4) , Les Créanciers (5) (Strindberg a été un grand admirateur de Zola), et des romans comme Au bord de la vaste Mer (6) qui illustre le conflit entre l’hypercivilisé et le primitif. En 1892, Strindberg part pour Berlin où il se remarie l’année suivante. A l’été 1894, Strindberg est à Paris. Il se met à peindre. Jamais reconnu comme peintre, il abandonne la peinture et ne reprendra ses pinceaux que sept ans plus tard, à Stockholm. Ce n’est que tardivement, en 1962 lors d’une exposition organisée au Musée national d’Art moderne à Paris, que l’image du dilettante maladroit évolua vers celle d’un moderniste clairvoyant. Ses peintures sont d’une exécution élémentaire » préhistorique » (7) , : une plage, un fragment de mer et le ciel, paysages vides et déserts, tentant d’approcher la solitude de la Création du Monde. S’il se tourne vers la peinture, c’est pour exprimer des pensées pour lesquelles il n’a pas trouvé de langage. Il est dans une situation désastreuse après son premier divorce, séparé de ses enfants, et incapable de produire quoique ce soit sur le plan littéraire. » Ce fut une période d’incertitude quant à la direction et au sens de sa vie, durant laquelle il s’intéressa aux sciences naturelles avant tout, entreprenant des expériences photographiques et peignant à nouveau « (8) . Strindberg a retracé les étapes de la grave crise physique et nerveuse qu’il traverse dans Inferno, publié en français. (9) Sa seconde femme rompt avec lui et finit par divorcer en 1897. Il rentre en Suède où il compose le surprenant Chemin de Damas et des drames historiques. La prospérité lui est revenue. Il se remarie encore en 1901 mais troisième et dernier divorce survient en 1904. » Au fond, c’est ça la solitude : s’envelopper dans le cocon de son âme, se faire chrysalide et attendre la métamorphose, car elle arrive toujours « . (10) Redevenu solitaire, Strindberg écrit Drapeaux noirs (1904) où il déverse une haine et une indignation sans bornes et fonde en 1907 le Théâtre-Intime, salle d’essai, dont on a pu dire qu’elle fut le berceau de l’expressionnisme. Sa dernière œuvre, Un Livre bleu (1907-1912), une série d’essais amers et pessimistes, écrits au jour le jour, montrent comme son humeur et son point de vue peuvent être insaisissables. Il meurt le 14 mai 1912 d’un cancer à Stockholm où il est enterré. Esprit complexe, inclassable, individualiste forcené, marqué par Kierkegaard et Nietzsche – qu’il est un des premiers à découvrir et avec qui il entretient une correspondance – autant que par Rousseau et Zola, Strindberg est l’auteur d’une œuvre multiple, foisonnante, exubérante même, touchant à tous les domaines, théâtre, romans, nouvelles, contes, poésie (ses Poèmes en vers et en prose de 1883 inaugurent un style révolutionnaire de liberté), récits historiques, journalisme, politique, s’intéressant à toutes les disciplines scientifiques de son temps, médecine, chimie, botanique, mathématiques, astronomie, minéralogie, zoologie… Parmi les 67 boîtes d’archives qu’il a laissées, la n°15 contient, entre autres, des notes sur les cathédrales et les pyramides, la n°22 des travaux sur le radium. » Strindberg l’angoissé, « l’héroïque négateur », l’impitoyable « arracheur de masques », (11)mais aussi le grand visionnaire, qui a dû traverser toutes les laideurs, toutes les maladies,toutes les tortures de l’Inferno moderne, avant de rencontrer sur son « chemin de Damas », la vision salvatrice. (12) La vie et l’œuvre de Strindberg ne font qu’un. Toute sa création artistique est pour ainsi dire autobiographique. Disciple en ce sens de Rousseau, il présente les conditions sociales de son évolution mais insiste davantage sur le contexte psychologique : le Fils de la servante, probablement la plus intime de ses « confessions » est sous-titré « Histoire du développement d’une âme ». C’est dans Inferno que Strindberg approche les expériences psychiques névrotiques qui l’ont mené au bord de la folie : ses visions l’entraînent vers le surnaturel dont il satisfait le besoin par la lecture de Swedenborg, la fréquentation des occultistes parisiens tels Papus et les recherches en marges de la science : « Il existe des liens entre les pratiques picturales et chimiques de Strindberg. Il aborde la peinture à peu près de la même façon qu’il aborde la chimie, c’est-à-dire comme une somme d’exorcisme, mi-magique, mi-alchimique. Le voilà à Paris au milieu de meubles de style et de tapis persans, lancé dans de folles chimères autour d’un « commencement » archaïque. On l’imagine penché sur ses peintures comme sur l’une de ses expériences avec le soufre, ou sur ses creusets pour faire de l’or. Prenons son Paysage marin avec rocher : cette peinture ne se contente pas de donner une image de la nature, elle est un morceau de la nature même, un plasma tacheté de gris et de brun, dégradé par on ne sait quelle réaction chimique (avec certaines parties qui paraissent oxydées et qui font penser à à des précipités). Une telle peinture ne ressemble à rien de ce que l’on pouvait voir comme oeuvre d’art à l’époque. De la masse trouble se dégage certes un » motif » – ici le ciel et là une mer, un rocher au milieu de cette mer – mais toujours enfoui dans la matière, tel un paysage en train de se constituer. Les limites flottent de manière indifférenciée : l’air paraît avoir la même densité que la pierre ; le rocher semble à son tour se confondre mystérieusement avec l’eau comme si tout était d’une seule matière. De même dans ses exercices chimiques, il guette un ensemble caché de « correspondances ». Il essaie de dissoudre les corps simples, il veut mettre au jour une unité encore plus originelle, la materia prima dont parlaient les alchimistes ». (13) C’est bien en franc-tireur de la chimie qu’il s’engage dans le débat sur les corps simples, agitant à cette époque des esprits tels que Marcellin Berthelot, avec qui il entretiendra une correspondance. Son goût pour les questions soulevées par l’isomérie se retrouve dans la liste de ses correspondants : Liebig, Berzelius, Wöhler, qui ont tous travaillé sur ce problème. Strindberg, de même que Marcellin Berthelot, doute fort de l’insécabilité de l’atome. Mais plus encore, il distingue atome et molécule, notions qui n’étaient pas tout à fait claires au XIXe siècle. Il va être amené à publier un grand nombre d’articles dans la Science française etl’Hyperchimie, dont il fut avec François Jollivet-Castelot (14) un des fondateurs. Ce dernier a livré dansComment on devient alchimiste une partie de leur correspondance.
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Table de travail de Strindberg
Strindberg Museum – Stockholm. |
Hervé Delboy s’insurge une nouvelle fois en conclusion : » Il n’y a, dans la relation qui suit, hélas, rien à repêcher et les expériences conduites par August Strindberg relèvent de la pure chimère. On y décèle point de Cabale non plus : Strindberg semble avoir été, en quelque sorte, un » électron libre » qui concluait absolument n’importe quoi de ses expériences « .
Très exactement, Strindberg agit en artiste : » Les recherches scientifiques de Strindberg s’apparentent en effet, d’abord, à une création poétique « . (24) Il se sert des éléments chimiques pour composer ce que nous pourrions appeler un » poème de la matière » et non un discours chimiquement valide. Il explore, avec l’hyperchimie, les potentialités de rêve de la matière. Il en est de même de sa peinture, nous l’avons vu. Nous pourrions parler à ce sujet, d’art » barbare « , tout en violence de la Création originelle, à la recherche de cette materia prima des alchimistes qu’il poursuit dans ses paysages. » La » mère universelle » prend ici une forme terrifiante ! Ni retour consolateur à l’horizon, ni grande unité panthéiste. Partout où porte le regard, l’abîme menace, ramassé au centre de la toile, en quelque chose qui ressemble à une vision de la » Mère terrible « . Même dans un tableau aussi maîtrisé, Strindberg n’a pas recours à l’habileté du peintre professionnel. Pourtant, il parvient souvent à plier sa technique à ses propres fins. Dans ses moments les plus inspirés, sa peinture atteint une intensité qui dépasse l’habileté. » Les gens trouvent que tes images sont très sauvages » lui écrit un jour Edvard Munch, dans les années 1890. Encore aujourd’hui, certains de ces tableaux peuvent sembler sauvages ou étranges et parfois prendre une allure séduisante et » moderne « . Cet aspect a joué un grand rôle lorsque, vers 1960, on a découvert Strindberg et voulu voir en lui un précurseur du XXe siècle. Il reste que face à cette matière infiniment plus complexe que tout ce que l’esprit humain peut en percevoir et en savoir, il ne faut pas oublier que nous – les alchimistes – avons le droit de la penser autrement et, peut-être, d’obtenir de cette vision différente des résultats qui ne sont pas seulement subjectifs. |
*(1) La chambre rouge, 1879. Edité chez Climats en 2004, sous le titre Le cabinet rouge.
*(2) Réédition chez Actes Sud, 1993. *(3) Paris, Imprimerie nationale, 1991. *(4) Paris, Flammarion/poche, 1997. *(5) L’Arche, 1984. *(6) Flammarion/poches, 1993. *(7) Douglas Feuk : August Strindberg, peintre et photographe, traduit du suédois par Carl Gustav Bjurström, Lumière du monde, Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 1998. *(8) Douglas Feuk, o. c. *(9) Gallimard/poche, 1996. *(10) Seul. *(11) Actes Sud, 1993. *(12) Jean-Edouard Spenlé : » L' » expressionnisme » dans les nouvelles de Hermann Kesser « , Revue Mercure de France, 15 septembre 1926, p. 603. *(13) Douglas Feuk, o. c. *(14) http://fr.wikipedia.org/wiki/Francois_Jollivet-Castelot. *(15) http://herve.delboy.perso.sfr.fr/alch_lorraine.html. *(16) François Jollivet-Castellot : » Les grandes hypothèses de la chimie « , in Revue Secrets, Éditions du Chariot, mars-juin 1936. *(17) Douglas Feuk, o. c. *(18) Douglas Feuk, o. c. *(19) Douglas Feuk, o. c. *(20) Douglas Feuk, o. c. *(21) Le phénomène humain, Paris, Seuil, 1955. *(22) http://www.destination-stockholm.com/sights/strindberg.htm *(23) Douglas Feuk, o. c. *(24) Douglas Feuk, o. c. *(25) Douglas Feuk, o. c. |
Nous aurons certainement la possibilité de revenir sur les liens de l’hyperchimie
avec les Fulcanelli dans un autre article. Les Philosophes de l’Ouest. Décembre 2009. |